Management toxique : si c'est flou c'est que c'est clair !

La toxicité en management est à la fois facile à voir pour ceux qui la subissent et très complexe à repérer pour la direction, dont il a pu arriver que le comportement soit ambivalent à ce sujet.

Image par Arek Socha de Pixabay

Mais au fond, quand il s'agit de contrecarrer un comportement toxique, quels sont les leviers vraiment efficaces ? 

Il faut comprendre de quoi cette personne a besoin pour agir : que personne d'autre n'ait une vision aussi complète et claire de la situation qu'elle-même.

Ces personnes utilisent donc le flou et la segmentation.

Il y a aussi d'autres stratégies (bouc-émissaire, jeux psychologiques, etc) mais toutes ont besoin de ces deux éléments de base.

Le flou

A un comportement toxique toute personne qui communique habituellement de façon à pouvoir être sûre de ne pas être prise à contrepied par le déroulé de la situation.

Des consignes floues donc, ambivalentes, contradictoires (ménager les clients tout en restant ferme sur l'offre ; vendredi soir, "c'est pour lundi matin 9h mais n'y passe pas le weekend !"), je te sollicite pour quelques tâches sur un projet mais te reproche de ne pas en avoir suivi la cohérence d'ensemble.

Une situation que j'ai souvent rencontrée est un mail transféré sans consigne ou demande. Ou alors avec une phrase du type : merci de faire le nécessaire (!?). 

Elle laisse ainsi une grande marge d'appréciation et, dans le même temps, aucune chance en cas de problème.

Or, le plus souvent, la situation demandait une appréciation quant à son degré d'urgence, d'importance et surtout dans quel sens agir. Dois-je répondre ponctuellement ou suis-je en charge du dossier ?

La personne se trouve alors en situation de décider de tout ça avec le risque permanent d'être jugée sur des critères inconnus a priori : 

il aurait fallu faire ça plus vite

votre réponse ne va pas dans le sens de ce qu'il aurait fallu écrire,...

Le flou consiste aussi souvent à renverser avec aplomb la dialectique de la perception d'une situation.

La segmentation

Je serai plus court sur ce point, il est évident.

Il s'agit de faire en sorte que les échanges d'informations soient toujours compartimentés de façon à ce que personne n'ait accès directement et complètement aux mêmes éléments et ne puisse s'en rendre compte. 

Personne ne doit pouvoir également avoir une image partagée, précise et claire de ce qui se passe.

Cela permet aussi, le moment venu, de jouer à la guerre de tous contre tous en distillant un jugement par-ci, une confidence par-là. C'est la division dont certains règnes se contentent.

Mise en situation

C'est le moment vétéran de ce billet.

Je travaillais pour un grand cabinet de conseil international notamment en coordination de la gestion des clients internationaux de mon service.

Un nouveau client étranger devait arriver ce qui impliquait pour nous la réception de beaucoup d'informations dans un temps serré pour pouvoir démarrer la prestation en régime de croisière à la date prévue.

L'interlocuteur unique du client étant le cabinet d'avocat correspondant, le flux d'information sortant était donc : 

nous => l'avocat => le client,

Et le flux entrant était l'inverse : 

le client => l'avocat => nous.

Il arrivait parfois que l'avocat nous demande d'envoyer nos éléments directement au client.

La situation devenait tendue. Les informations pourtant précisément demandées nous arrivaient parcellaires, avec retard et les relances n'étaient pas toujours faites.

Je suis informé quand la date de mise en production est en danger.

Je fais un point informel avec les deux personnes du service chargées de ce travail et je découvre donc tout ce que j'ai présenté ci-dessus. A ce stade, elles se plaignent essentiellement de la lourdeur des communications.

Et à un moment, en les écoutant, cela fait TILT ! 

Je me rends en effet compte qu'il y a manifestement une clé de répartition cachée qui détermine lesquels de nos livrables sont envoyés directement au client et ceux qui passent par l'avocat.

Quand le livrable est complet et produit dans les temps, il passe par l'avocat et il est hors de question de l'envoyer directement.

En revanche, quand le livrable est en retard ou incomplet, on peut l'envoyer directement quand cela ne nous est pas expressément demandé sous couvert d'aller plus vite.

L'idée selon laquelle l'avocat voulait effectivement privilégier la vitesse de transmission ne tenait pas : une fois précédente, alors qu'il avait déjà reçu les éléments, il a expressément demandé que nous fassions l'envoi. Les deux personnes du service trouvaient ça simplement idiot. Selon la perspective qui se dessinait sous mes yeux, cela me semblait plutôt malin... tentionné.

Je partage mon intuition à l'associé qui valide ma stratégie.

L'image qui a fait tilt, et qui nourrit mon hypothèse, est que l'avocat envoie sous son nom ce qui marche, ce qui est complet et à l'heure et qu'il nous laisse envoyer ce qui est incomplet et en retard. 

Son idée pourrait être, in fine, de nous faire porter le chapeau si cela devenait utile (pour lui) et notamment si les difficultés de transmission conduisait à rater la date de démarrage. Il aurait alors beau jeu de sauver la face devant le client en nous rejetant la faute. 

Ceci serait alors d'autant plus simple que le climat est formé par le sens général des mails parmi lesquels les siens sont impeccables et les nôtres toujours problématiques.

Ainsi, plutôt que de dépenser son énergie à éviter l'échec, il travaillait à ce que cet échec ne soit pas perçu comme le sien.

Or, s'il y a des hasards, il n'y a pas de hasard et je ne souhaite pas me trouver dans cette situation. Il me faut donc agir vite.

J'écarte vite l'idée d'agir directement sur l'avocat, je n'ai pas le temps d'une guerre interne que je ne suis pas sûr de gagner.

Il y a donc un mode de transmission segmenté auquel l'avocat ne déroge jamais, ou alors très rarement et selon un critère flou (ici caché). Les deux conditions semblent remplies. 

Je dis semblent car en ces matières, on ne peut jamais être tout à fait sûr et, je le rappelle, c'est le but.

Je décide donc d'agir en vue de clarifier la situation et faire sauter la segmentation dans un même mouvement. Je ne préviens évidemment pas l'avocat, j'aime autant lui faire la surprise.

Avec l'appui des deux personnes du service, je rédige un mail très précis avec un état de l'avancée des travaux et des engagements clairs sur des délais de fourniture des livrables selon le calendrier demandé. Ce mail est adressé à la personne que nous avions identifiée, chez le client, la mieux à même de traiter nos demandes. L'avocat est en copie.

Cliquer sur ENVOYER et laisser agir…

Dans le quart d'heure qui suit, nous recevons un mail enthousiaste de notre interlocuteur chez le client qui nous donne les dates précises auxquelles les documents attendus seront disponibles…

… et un appel de l'avocat. 

Il est proprement furieux ! Mon initiative a ruiné la confiance avec le client (SIC). Il me fait promettre de ne surtout pas recommencer ce que je lui concède volontiers ; mon effet majeur est atteint et ma mission presque terminée. Il m'informe enfin de l'organisation d'une conférence téléphonique pour clarifier la situation pour le client et le rassurer (SIC).

Vous devinez la suite. A la date de la conférence téléphonique, nos travaux étaient quasiment terminés et dans les délais annoncés. 

Nos sujets ayant été mis en premier à l'ordre du jour (le sujet le plus important ?), notre intervention a duré 15 secondes pour confirmer que tout était ok. La conférence durera une heure et demie au total, l'avocat ayant, de son côté, beaucoup d'autres sujets sur lesquels rassurer le client.

Cette histoire se termine le lendemain dans le bureau de l'associé. Il a un rendez-vous téléphonique avec l'avocat et il a pensé qu'il serait bien que je sois présent. Le téléphone sonne puis, dans un long monologue, l'avocat expose notamment tout le bien qu'il pense de moi et de mon attitude. L'associé se montre très compréhensif tout en insistant sur le fait que le démarrage de ce dossier, malgré les craintes, était un beau succès et que c'est à mettre à l'actif de la qualité de notre collaboration, sans laquelle rien n'aurait été possible, malgré des inévitables tensions.

Ayant raccroché, il me dit : c'est un con.

*    *    *

Que retenir de tout ceci ?

Tout d'abord, sans tomber dans la paranoïa, si vous en venez à penser que l'on se fout de vous c'est que sans doute c'est la cas. N'hésitez pas à faire un test.

Une autre grande leçon est que, fort de ce premier sentiment, si votre effort de clarification est rejeté en bloc, cela sonne comme une confirmation.

Une confiance au sein de votre équipe est nécessaire pour s'en sortir : la confiance avec l'associé, la confiance avec les deux personnes du service et tous ont participé chacun dans leurs rôles. Je n'aurais jamais pu rédiger ce mail sans ces deux personnes et rien n'aurait été fait sans l'appui de l'associé. Le courage est une qualité collective.

Mon rôle essentiel était de protéger l'équipe, et son travail.

Un mode de communication toxique repose donc sur ces deux principes fondamentaux : le flou et la segmentation. 

Cela donne ainsi deux armes pour lutter contre une comm' toxique : une vision claire et partagée.

Notons enfin que mon action fondamentale a consisté à écrire dans un mail précis les informations données par l'équipe et de résister à un coup de fil tendu.

Rien de tout ceci n'aurait été possible sans la confiance de ces deux dames le premier jour. Sans cela, le dossier aurait sans doute été planté.

C'est dans ce sens que le leadership confine à l'art de protéger l'équipe pour lui permettre d'être tout à son ouvrage. 

Le leader est alors comme l'artiste tel que décrit par Flaubert.

L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création,

présent partout et visible nulle-part.

Œuvres complètes illustrées de Gustave Flaubert: la tentation de saint Antoine

 

Thierry Cammarata

ⵣ arbitrium14

Tel : +33(0)768871589

Mail : thierry@arbitrium14.fr

LinkedIn : Thierry Cammarata - arbitrium14

Commentaires

  1. Au top thierry merci beaucoup pour ce post très inspirant et qui met en lumière ce dont je n’avais pas conscience en tant que dirigeant …
    Je comprends mieux certaine situation passée 😅
    Franck

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    1. Merci Franck pour ton commentaire. Ce type de situation est malheureusement fréquent mais difficile à traiter.

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  2. Lorsque j’ai reçu ma formation en holacratie, la phrase la plus répétée était “si ce n’est pas explicite, cela n’existe pas”!
    Je pense que ton explication est limpide Thierry, et tu présentes le remède très simplement : une vision claire et partagée… c’est pour moi la seule façon de piloter! Et de rassurer toutes les parties prenantes!

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    1. Bonjour et merci pour le commentaire qui me donne l'occasion de préciser que les conditions nécessaires à la conduite de telles actions doivent être en place avant que la situation ne se déclenche. Ce n'est pas le jour où le problème survient qu'il faut s'en inquiéter.

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    2. Je ne comprends pas bien de quelle toxicité on parle. Pour moi un manager toxique est celui qui rend malade ses collaborateurs (nécessité de suivi médical, éventuelle ITT) et j'en ai connu, rares heureusement. Tandis qu'ici je ne vois pas bien sur quoi ou qui porte la toxicité d'une communication vague. Au lu de l'article j'aurais plus employé le mot 'délétère', ce qui est voisin mais moins factuel.

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    3. Nous n'avons accès qu'aux comportements des gens et pas à ce qui les anime. La toxicité d'une personne est une sorte de lien entre différents comportements qui en constituent les indices. Même nombreux et concordants, cette toxicité reste une hypothèse parmi d'autres comme celle d'actes isolés non significatifs.

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