Gérer un salarié difficile : la contre-manipulation
Ou "Entre rébellion et RPS, Manager les Salariés Difficiles en Reliant les Points."
Ce jeu pour enfants qui vous invite à relier des points dans l'ordre des numéros pour révéler une image est une métaphore sur laquelle je m'appuie souvent en stratégie managériale.
Comme nous allons le voir, il permet d'illustrer très simplement une manœuvre complexe. Elle demande maîtrise de soi et compétence.
Il existe de nombreuses classifications pour cataloguer ces salariés. Elles semblent artificielles pour la plupart.
J'écarte d'emblée ceux qui souffrent d'une difficulté passagère. Ils sont le plus souvent sincères et ont besoin de se sentir accompagnés. L'erreur ici est de faire preuve à leur égard d'une défiance qui n'a pas sa place. Nous n'en parlerons pas aujourd'hui. J'écarte également les salariés qui mettent en cause les manquements réels de leur manager.
Les autres cas délicats se partagent entre les personnes aux comportements difficiles et celles au comportement pathologique.
Première difficulté : en management, nous n'avons pas d'outil permettant de les différencier. Est-ce important ? Pas nécessairement, les deux sont plutôt manipulateurs (nous le sommes tous mais eux le sont plus) et nous n'avons pas à faire ce tri - le processus le fera pour nous.
Confronté à ce type de salariés, votre stratégie est d'éviter à tout prix que le poison du doute, qu'ils distillent sur vos capacités, arrive jusqu'à votre propre supérieur hiérarchique, que chacun puisse impunément se décharger de sa propre responsabilité sur vous. S'ils se mettent d'accord, ce sera pour vous écarter.
Vos axes stratégiques sont alors simples :
- préserver votre crédibilité envers votre supérieur et dans le même temps,
- contenir et exposer les méfaits du dit salarié.
Dans tous les cas, sans action, le temps joue contre vous.
Les tempéraments qui poussent à l'action rapide, décisive ou au contraire à une forme de patience optimiste sont des pièges.
Je vais vous inviter à agir avec patience.
(DISCLAIMER : Comme toujours, je présente ici un canevas général qui doit être adapté à chaque situation)
Mais alors, que font ces gens précisément ?
C'est assez simple quand on y pense : ils/elles cherchent à se déresponsabiliser de leurs actions en (s')appuyant sur les failles du management et du manager, c'est-à-dire aussi bien la personne du manager, la structure au-dessus de lui et la politique réellement menée.
Je me permets d'insister sur le dernier point, la politique réellement menée (celle qui se traduit dans les faits) et non celle affichée, annoncée ou discourue.
Ces personnes donc, à leur façon, ont compris comment les choses fonctionnent et cherche à en tirer un profit. Elles ont cette compétence souvent depuis longtemps et connaissent toutes les stratégies standards qui pourraient leur être opposées.
Comme manager, que vous découvriez la situation ou qu'elle soit en train de se créer sous vos yeux, vous n'êtes assurément pas les premiers à "bénéficier" de leur traitement et ils ont certainement déjà écœuré de nombreuses autres personnes avant vous (managers précédents, professeurs, parents, conjoints, etc).
C'est par exemple le cas du salarié qui se moque manifestement de tout et de tout le monde mais dont on sait que, magnanimes et promoteurs de paix, ni la RH, ni le N+2 ne valideront le licenciement et qu'ils se reposeront sur la capacité du N+1 et de l'équipe à endurer.
Les deux principaux sentiments qui traversent ces derniers sont impuissance et frustration. Deux moteurs de réussite ? J'en doute.
Tous les managers peuvent y être confrontés. Toutefois, ceux qui pensent que les gens, en général, sont essentiellement sincères et que les conflits sont avant tout des malentendus sont les plus à risques.
Cet exemple n'a pas été choisi par hasard, il est celui que je rencontre le plus souvent. Pourquoi ? Parce que dans les autres cas, la situation se régule par le départ de la personne ou son retour à de meilleures dispositions.
Soit la personne quitte l'équipe, soit elle trouve un chemin pour la retrouver.
Relier les points
Dans cette situation, les managers qui sont partis sur le sentier de la guerre ont souvent eu la surprise de découvrir, arrivés à la tranchée d'en face, qu'ils se faisaient tirer dessus aussi par leur(s) supérieur(s). L'avenir est alors sombre.
Le secret : la routine.
Rien n'est plus efficace que la routine. C'est une arme à diffusion lente mais redoutablement efficace. Managers, utilisez-la !
Une situation de ce genre est constellée de faits, petits ou grands, quotidiens ou presque.
Imaginez que chacun de ses faits significatifs sont comme des jalons sur le fil du temps, des points. Mentalement, nous joignons ces points par un lien qui traduit les faits, nos sentiments et notre opinion sur eux et sur leur auteur.
C'est ce que l'on appelle un narratif (le mot est peu élégant mais je préfère garder histoire ou récit pour des usages de fictions ou de sciences).
Maintenant, soyons stratégiques, pensons depuis la fin. Il existe deux grands moyens de combattre un narratif : proposer un narratif alternatif (une autre histoire sur les mêmes faits) ou démonter le narratif avancé (pas de faits ou peu signifiants).
Et la plupart des managers tombent dans ce piège. Le narratif du "salarié rebelle" peut facilement être récrit, avec un peu de mauvaise foi, en "manager injuste ou incompétent" voire "causeur de troubles".
On découvre alors qu'avec les mêmes points, on peut raconter plusieurs histoires et moins ces points sont clairs ou nombreux et plus c'est facile.
Le temps faisant aussi son œuvre de tri, peu-à-peu, les points de la frise s'effacent et ne reste plus que le narratif. Privé de ses bases, il est d'autant plus fragile face aux risques de déni ou de réécriture. Ce narratif altéré peut même servir de base à l'invention de points passés qui n'ont jamais existé ou qui seront réécrits juste ce qu'il faut pour en changer le sens.
Alors que faire ?
La routine donc.
Votre effet majeur recherché est que chacun garde les rôles et les responsabilités qui sont les siens.
Selon deux axes :
1/ suivre et marquer les comportements déviants et,
2/ montrer le chemin que vous souhaitez voir être pris.
Ainsi, vous vous attaquerez les premiers et favoriserez toutes les fois où le second est arpenté.
Vos objectifs doivent donc être les suivants :
- Préserver votre posture managériale aussi bien face à la personne au comportement problématique, que face au reste de l'équipe et votre hiérarchie.
- Eviter tout risque de retournement intempestif de la hiérarchie au moment décisif.
- Agir en évitant le risque de harcèlement.
En pratique, vos actions seront de :
1/ veiller à ne pas vous aventurer sur la voie du recadrage ou du licenciement trop au devant de vos supérieurs et plus largement de tous ceux qui pourront changer d'avis plus rapidement que vous et sans conséquence pour eux. Vous, en revanche, risquez de perdre votre crédibilité devant votre équipe dans un virage sur l'aile à 180° toujours délicat,
2/ marquer chaque écart qui le mérite d'un rappel verbal individuel, mais aussi d'un mail de routine avec description rapide des faits et rappel du bon comportement attendu (quelques lignes sur le ton de l'évidence) et sans aucun autre commentaire ou personne en copie (la mise de supérieurs en copie affaiblit votre posture personnelle). Bref, une communication directe et affirmative,
3/ faire régulièrement part, à l'occasion, de votre étonnement face à ces comportements à votre N+1 sans solliciter son aide.
Que va-t-il se passer ?
La principale conséquence de cette méthode est que le temps joue maintenant pour vous. Au fil des semaines, votre pile de faits observés et traités monte.
La deuxième est que la hiérarchie va valoriser votre crédibilité.
La troisième est sur le comportement du salarié. Il peut se passer deux grandes familles de choses :
- Il/elle comprend plus moins vite que sa stratégie ne fonctionne pas, abandonne et se trouve heureux d'adopter les comportements attendus.
- Il/elle cherche à faire entrer d'autres personnes dans le conflit pour l'étendre car vous êtes retord (hiérarchie, RH, syndicats, inspection du travail...). Il/elle fait monter les enchères.
Et dans ce cas, bravo, vous êtes confronté à un manipulateur ou une manipulatrice et il/elle souhaite manifestement vous conduire sur le terrain d'une relation dominant/dominé.
Sauf s'il s'agit également de votre inclination, refusez ce terrain, mais pas le combat. Refusez ce terrain car y réussir (être encore plus irresponsable, inconséquent) implique de détruire votre posture managériale.
Beaucoup de managers dont ce n'est pas la vision des choses ont laissé espoirs et parfois santé soit en acceptant, soit refusant, terrain et combat, ou en hésitant entre les deux.
Ces personnes manipulatrices ont souvent une même stratégie et un même défaut.
1/ La stratégie est de semer le doute sur vos capacités (souvenez-vous, ils appuient sur les failles).
2/ Leur défaut est d'agir au coup-par-coup sans chercher à faire de lien de cohérence avec le passé ou le futur. En revanche, ils fabriqueront un narratif idoine le moment venu en fonction du besoin.
Oui mais voilà, votre stratégie est solide (écueil n°1 écarté) et vos mails de routine accumulés permettent d'exposer la cohérence de leur action et de contrer un narratif ad hoc de dernière minute (écueil n°2 écarté).
Il y aura des hauts et des bas mais vos actions vous permettent de laisser leur responsabilité à chacun des protagonistes.
Le salarié manipulateur, notamment via vos mails de routine, incolores, inodores et sans saveur, va voir que vous assurez la traçabilité de ses actions alors que le flou est son royaume. Sa responsabilité est mise au jour.
Votre N+1 "magnanime" verra sa crédibilité mise également en tension face à la multiplication des faits tracés et vos alertes finalement récurrentes. Son inaction n'est alors plus un acte de paix mais un facteur de trouble.
* * *
Cette stratégie conviendra évidemment bien mieux aux esprits patients et méthodiques qu'aux impulsifs pressés ou aux passifs optimistes.
A la fin de ce billet, je mesure combien le management implique une compréhension fine des enjeux sous-jacents et, par l'effet d'un contraste cru, combien il n'est pas un cahier de recettes toutes faites.
Je mesure également la quantité de concepts nécessaires à la compréhension de ce type d'environnement, de ces dérives et à l'action efficace dans ce contexte (stratégie, maîtrise des ses rôles et responsabilités, triangle de Karpman, notion de narratif, modes de communication, techniques d'influence, etc...).
Et c'est avec un certain vertige que je me demande : qui est formé à ça ? Alors que ces situations sont fréquentes.
Les managers intermédiaires notamment ont souvent du mal à situer leur rôle et responsabilités et se trouvent piégés facilement. Ils ne font pas toujours la différence entre la responsabilité du travail, qui appartient au salarié, et la responsabilité de son organisation et de son orientation qui lui appartient. Ceci est d'autant plus difficile que lui-même a fait ce travail est qu'il le connaît bien.
La clarté des rôles et responsabilités permet de prévenir l'apparition de ces situations.
Qu'avons-nous fait ?
Aujourd'hui, nous avons fait deux choses :
1/ (ré)affirmé les rôles et responsabilités de chacun.
2/ utilisé une méthode de contre-manipulation fondée sur une compréhension clinique de ce qui se passe et se joue.
Parfois, c'est votre supérieur qui vous manipule. La méthode n'est pas si différente.
On gueule beaucoup contre la routine, mais il suffit d'en sortir pour se rendre compte que c'est le prix de la paix.
Jean-Louis Gagnon
Thierry Cammarata
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