Chronique de l'effondrement des organisations : 8 critères

Pour approcher cette question, je vous propose d'aborder 8 critères issus de la pratique et de l'observation. Chacun de ces critères sera illustré par un signe caractéristique qui permet d'affirmer que la structure est en voie d'effondrement, voire effondrée. Il est impossible d'en faire le tour complet ici.

Chacun de ces signes n'est pas significatif pris isolément. C'est le cumul qui le devient. Cela peut toucher aussi bien une organisation publique que privée.

Nous verrons que l'effondrement d'une structure correspond à un processus durant lequel elle devient incompréhensible en coupant le lien avec son environnement, ou l'inverse.

L'effondrement d'une structure n'est pas nécessairement spectaculaire. C'est même plutôt rare. En pratique, il faut imaginer un corail. La matière vivante à l'intérieur fabrique la carapace et puis un jour, la carapace est là mais la vie à l'intérieur a disparu. Visuellement, rien n'a changé mais il est mort. L'effondrement est bien plus souvent le fruit d'un long glissement que d'une crise soudaine. Celle-ci en marquera plutôt la fin du processus que son début.

Les signes de l'effondrement d'un système sont ses contradictions : décalage entre les modes de pensée et les contraintes de environnement et perte de la capacité à le combler (entropie) jusqu'à l'effondrement du sens et/ou de l'efficacité de l'action.



L'un des signes les plus évidents de l'effondrement est de tordre les critères de performance pour faire apparaître la réalité comme un succès (voir image).

Mais entrons dans le détail.

Critère #1 : Disparition de la mission

Bien que rarement explicite, une institution, une organisation, remplit une mission qui, parfois, la dépasse (l'idéal de justice pour l'institution judiciaire par exemple). Si, pour une entreprise, le but est toujours le même, prospérer, la mission qu'elle se donne est spécifique et les objectifs qu'elle définit lui permettront de l'atteindre. Pour un Etat, le but est... (revoir l'histoire de pensée politique). Il se donne un certain nombre de missions et se dote d'organes pour les accomplir. 

Signe #1 : Une organisation devenue autocentrée : 

La perte du lien entre la mission et l'organisation est un signe majeur. En général, les organisations publiques remplissent une mission dans la société qui est défini politiquement, au sens noble du terme. Or il arrive que l'organisation, surtout en situation de monopole, absorbe sa propre mission de sorte qu'il est impossible de les distinguer. 

En pratique, quand cette mission disparaît, les objectifs qui guident l'action partent alors en tout sens, à la fois plus nombreux et contradictoires. Les organisations tombent alors dans le "fonctionnisme" et la question des moyens devient centrale, les moyens justifiant la fin.

En effet, la structure ayant avalé la mission et les objectifs ne permettant plus de distinguer ce que l'on fait de ce l'on ne fait pas, aucun moyen ne saurait être refusé et tout un chacun se sent légitime à en réclamer plus ou à proposer de nouveaux objectifs. L'organisation se coupe à la fois de sa mission et de son environnement (notamment en devenant incompréhensible).

Il arrive aussi que la mission devient sa propre préservation ce qui peut la conduire à attaquer ce qu'elle est sensée défendre.

Dans l'entreprise, c'est la faillite. Dans le secteur public, c'est l'inflation des coûts ou, au contraire, la structure devient LA réponse à tout (police, pompiers).

Critère #2 : le dévouement du personnel

Cherchant donc à accomplir un idéal (mission), ces institutions, publiques ou privées, attirent alors des personnes qui vivent cet idéal et qui donc font preuve d'une conscience professionnelle remarquable. Cela devient un des problèmes.

La perte de solidité de la structure se trouve compensée par l'énergie du personnel.

Signe #2 : Le dévoiement du dévouement

Le dévouement du personnel est utilisé contre lui-même pour ne pas répondre positivement à ses attentes, demandes, revendications. Ainsi, ceux qui ne bloquent pas la production ou le service par esprit de responsabilité n'obtiennent rien alors que ceux qui le font, ou simplement menacent de le faire, obtiennent gain de cause.

Cette pratique managériale, largement répandue, produit un bénéfice immédiat évident et des effets délétères certains à long terme : la perte d'attractivité et ses conséquences.

L'irresponsabilité se trouvant promue au rang de véhicule de dialogue efficace, les personnes responsables partent ou sont repoussées et choisissent d'autres voies. Le recrutement de qualité diminue, les bons vont ailleurs, et ceux qui entrent ne restent pas.

Pire, ceux qui ne restent pas sont souvent aussi les plus optimistes avec les meilleures capacités d'adaptation ce qui a un impact sévère à long terme sur la capacité de la structure à renouveler ses cadres et ses modes d'action. C'est notamment le drame des plans de départs volontaires.

Ces situations participent à l'effondrement moral du personnel.

Critère #3 : une organisation complexe

Comprendre le fonctionnement, même à grands traits, de ces institutions en souffrance devient un vrai travail face à la multiplication des organes parallèles, redondants, et les procédures de décision ou de mise en action sont de plus en plus longues et inefficaces.

Ce phénomène donne l'illusion de l'action. La situation n'est pas traitée alors que l'organisation s'agite. 

Signe #3 : Plusieurs chefs, pas de moyens, plein de missions

L'organisation est à la fois chère et misérable, forte et inefficace : dispersion et déperdition des moyens par rapport à la mission. 

Il y a ici manifestement un effet de taille. Au-delà d'un certain seuil, qu'il serait intéressant de déterminer, toute augmentation de la taille d'une structure va consommer plus d'énergie pour se maintenir que pour fonctionner.

La hiérarchie subalterne et intermédiaire est vidée de ses pouvoirs et sera rendue finalement impuissante mais comptable.

A titre d'illustration, deux personnes qui font le même travail se trouveront avec deux statuts radicalement différents. Mon record personnellement observé : même travail, 7 personnes, 5 statuts. Dans un autre cas, il va être créer un comité de suivi sur un sujet et un autre préexistant rappellera que ce type de suivi relève déjà de ses attributions (mais personne ne s'en souvenait).

Le sentiment pour le travail est détaché de celui pour l'institution. Le personnel va continuer à aimer son travail mais la rancœur va augmenter face à la hiérarchie même dans le discours public. Cela participe du processus d'incompréhension.

Critère #4 : Perte du monopole/de la singularité

Quand l'activité est exercée en monopole légal ou de fait, il est remis en cause (privatisation, morcellisation, etc).

Signe #4 : Contournement, réduction / augmentation du champ d'action

Comme il est parfois difficile d'acter l'effondrement, il sera mené de façon douce : création d'organismes hors de la structure mais qui reprennent une partie des missions, attribution de missions hors cadre normal pour justifier son maintien.

Au final, la structure sera siphonnée, contournée. Certains pans de cette organisation peuvent même finir par s'émanciper. Le flou qui en résulte participe à cette incompréhension.

Critère #5 : la défausse de la hiérarchie

En contradiction apparente avec les critères #2 et #3, la haute hiérarchie n'assume rien.

Ainsi, le pouvoir central décide mais n'assume pas et le pouvoir local assume mais ne décide pas. Cette approche systémique sélectionne tout aussi sûrement les profils de cadres qui vont prospérer, ou disparaître, dans cette structure, dirigistes et sans mémoire.

Signe #5 : la haine - amour

La conséquence est que, dans le public, l'organisation est haïe mais le personnel est aimé. Le personnel peut finir par faire cause commune avec le public, les clients, qui s'en plaignent. Le clivage dedans/dehors s'efface peu à peu pour être remplacé par en bas/en haut ou terrain/bureau, province/paris, basses/hautes sphères, etc.

Les actions à mener sur le terrain semblent aussi évidentes à décider et mettre en place qu'impossibles. Cela augmente l'incompréhension. 

Critère #6 : la réforme permanente et impossible

À grands coups de plans de changement, de lois, la cohérence d'ensemble est perdue entre les grandes décisions sans effets pratiques et les micro-décisions prises "l'air de rien" à fort impact parfois imprévu.

Signe #6 : Demain et moins bien qu'aujourd'hui

L'organisation et ses membres sont incapables de penser la suite positivement. Le personnel se vit comme survivant des diverses réformes / restructurations précédentes et ne peuvent plus se mobiliser pour la suivantes, tous les ressorts de la rhétoriques ayant été épuisés.

Tant de l'intérieur que de l'extérieur, l'incompréhension devient totale. Il arrive même que le chef devienne, au final, un simple commentateur ou supporter de l'action de la structure qu'il "dirige" (un chef ne remercie pas ses équipes de faire leur travail bien).

Critère #7 : le temps.

Corolaire du point précédent, le personnel a le temps pour lui alors que les chefs n'en ont plus.

Signe #7 : agir vite pour longtemps.

Alors que, en temps normal, le stratège gère le temps long, le manager le temps moyen et l'employé le temps présent, en situation d'effondrement, le stratège gère l'urgence, le manager la discordance et les employés (les agents) la permanence de l'action quotidienne. Prise à front renversé, la structure va sombrer dans l'agitation chère aux Shadocks :

"Il vaut mieux pomper même s'il ne se passe rien, plutôt que risquer qu'il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas."

Critère #8 : maîtrise du discours institutionnel (jargon)

Chaque sujet est devenu un problème ou une preuve de réussite. Le système tient aussi car personne ne croit à son effondrement. 

Signe #8 : la défaillance - réussite : déni

La mission n'est manifestement pas remplie mais l'observateur est invité à considérer sa réussite compte tenu : du caractère sacré de la mission, des moyens engagés, du dévouement du personnel, de la sophistication de l'organisation, de la minutie des procédures, des protections contre l'arbitraire, de la prochaine réforme qui va tout changer et d'une moyenne de 3 à 4 sigles par ligne.

Ce discours est rendu possible grâce à la volonté farouche du public à ne pas croire à l'effondrement de la structure.


Comment éviter ça ?

1/ Définir et partager sa mission/vision

2/ Reconnaître le dévouement du personnel

3/ Simplifier l'organisation

4/ Appliquer le Principe de subsidiarité

5/ Appliquer le Principe de responsabilité

6/ S'adapter de façon ouverte et être à l'écoute de l'environnement

7/ Respecter les temporalités

8/ Communiquer clairement


Ne disparaît vraiment que ce qui est remplacé.


Thierry Cammarata

ⵣ arbitrium14

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Mail : thierry@arbitrium14.fr

LinkedIn : Thierry Cammarata - arbitrium14

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