Leadership (2/6) : l'enfant et le fou

Dans une conférence magistrale, Christian MONJOU développe la question du leadership.

Au détour du chemin, il évoque deux figures incontournables dont le leader doit savoir s'entourer et qu'il doit protéger : l'enfant et le fou.

Ces figures recouvrent chacune un aspect nécessaire à l'organisation que le leader se doit de chérir à défaut de pouvoir les incarner lui-même, ce serait même dangereux s'agissant du fou.


La vie sur notre planète, pour continuer, implique de s'adapter sans cesse et donc d'apprendre de son environnement. Pour cela, nous devons être créatifs et garder un lien avec le réel.

L'enfant est la figure de la créativité, le fou celle du lien avec la réalité.

L'enfant

Il faut immédiatement purger la distinction de ce qui sera vu comme infantile ou enfantin.

Dans les deux cas, nous sommes face au jaillissement de l'idée, de la nouveauté, de la surprise, de l'inattendu ou de l'inouï. Le choix de l'un de ces deux mots par la communauté sera le pavement de la route vers son destin.

Infantile est la mort, la fin de l'idée, voire de son auteur. Une communauté est par nature conservatrice. Elle s'est construite sur certaines valeurs le long d'un récit dont on tire arguments et raisons. Les adversités terrassées font légende. Peu à peu, l'idée d'être arrivé s'installe confortablement. Et c'est dans ce contexte que l'idée nouvelle est mal accueillie, infantile donc.

Enfantin est la vie, le début, le renouveau. La conscience du leader sur le temps long, cyclique (aiôn) lui impose, contre la communauté souvent, de protéger celles ou ceux qui osent proposer, imaginer. Or le monde de l'idée produit du déchet et quelques rares pépites. Un environnement jugeant et dur fera qu'aucune ne sortira bientôt plus.

Dans ce besoin d'adaptation à l'environnement, beaucoup d'espèces animales ou végétales ont des cycles de vie et de reproduction courts voire très courts. Multipliant les générations en quelques heures ou quelques jours, c'est la génétique, par ses mutations, que le processus de reproduction induit, qui va servir d'apprentissage par essais/erreurs pour s'adapter aux évolutions de l'environnement. Ce mode d'apprentissage est collectif et génétique par le biais de ce que l'on nomme la sélection naturelle.

Nous, humains, vivons sur des cycles bien plus longs et notre adaptabilité génétique est bien plus lente. Pour compenser et rattraper celle d'organismes bien plus rapides et nombreux, nous avons les idées qui apparaissent un peu de la même manière et qui subissent pour la plupart le même sort : inutiles, inefficaces, non fonctionnelles.

Comme pour les mutations génétiques, les bonnes idées sont rares mais déterminantes et c'est surtout la confrontation à l'environnement qui fera le tri pertinent et non pas un préjugé interne biaisé.

Le rôle du leader est donc de protéger ce processus en interne.

D'un autre côté, tous ne sont pas des imaginatifs ou des créatifs mais leur talent est ailleurs. L'idée déclenche mais n'accomplit pas. Créer et accomplir sont deux fonctions nécessaires à l'organisation et aucune n'est supérieure.

Parfois, la fonction d'imaginer, de créer, est prise en charge par un organe dédié. Le plus souvent non. Or cette qualité n'appartient ou ne fuit aucun poste dans l'organisation.

Le risque, avec les idées, surtout quand on aime travailler avec, est de se contenter de leur beauté et de leur pureté.

Ce risque est le même pour toute communauté : s'enivrer de sa propre existence.

Le fou

Quand on pense au fou, viennent les images de la pièce du jeu d'échecs ou de la carte à jouer.

Si, en Europe aussi, les noms donnés à cette pièce du jeu d'échecs sont assez instables (bishop en anglais : l'évêque) et semblent tous venir du persan par assimilation auditive, le fou (jocker) du jeu de carte, d'apparition récente, fait directement référence au rôle du bouffon près du roi.

Les fous sont ceux qui disent ce qui est folie aux yeux des hommes et sagesse aux yeux des sens et ce qui est sagesse aux yeux des hommes et folie aux yeux des sens. Ils sont "l'avocat du diable".

Le fou est donc le garant du lien avec le réel, la figure du garde-fou. Notons que ce type de profil ne trouve aucune fonction dans les organisations actuelles. Le seul exemple que j'ai pu trouver est dans une série TV Star Trek : La Nouvelle Génération avec le rôle de Deanna Troy (avec la merveilleuse comédienne britannique Marina Sirtis qui lui prête ses traits) qui est conseillère auprès du commandant du vaisseau, son rôle premier étant de permettre à ce dernier, dans les situations délicates, de poser ses réflexions et ses doutes avec une personne à la fois officier mais aussi en dehors de la chaine hiérarchique.

Le Mossad (service secret israélien) utilise une méthode qui complète cette approche avec l'idée du "dixième homme". Si neuf personnes sont d'accord sur un sujet, un dixième va travailler sur l'hypothèse qu'ils ont tous tort.

C'est le rôle que j'ai le plus naturellement tenu tout au long de ma carrière et c'est dans ce sens que j'ai créé ⵣ arbitrium14.

Attention, le fou n'est pas le contradicteur cynique ou l'opposant perfide. Il a les caractéristiques suivantes :

- Il aime la communauté à laquelle il appartient (ou qu'il cotoie),

- Il cherche à rapporter la vérité contre les tendances dogmatiques,

- Il apporte une lecture anamorphique du réel (voir ce qui commence dans ce qui finit, ce qui finit dans ce qui commence ou l'apprentissage dans le ratage comme la réussite).

Ainsi, selon Christian MONJOU, il empêche notamment les conseillers fenêtre (ouvrant sur le monde extérieur) de devenir des courtisans miroirs (renvoyant l'image flatteuse que de chef attend).

Il convient donc pour le leader de protéger les fous, celles ou ceux qui, malgré tout, ont le goût d'orienter leur énergie et leurs actions pour la préservation du lien avec le réel.

En effet, selon Isabelle KOCHER, la légitimité de toute communauté, c'est de mettre sa vérité au service d'une communauté plus vaste qu'elle : le réel.

Il existe toutefois un interdit majeur : le leader, s'il peut très bien avoir des idées, ne doit jamais incarner le rôle du fou.

Un exemple récent est celui de François HOLLANDE, Président de la République. Il a commis plusieurs erreurs de leadership, dont la plus célèbre relative à la présidence normale (j'y reviendrai).

Mais une autre erreur a, elle, été constante et a certainement contribué à son incapacité politique de se représenter : commenter sa propre action.

Ainsi, en diverses occasions (livres, interviews), il a dévoilé la réalité de son action et de ses contraintes. Cette approche lui a fait incarné le rôle de son propre fou qui prévient (le peuple ?) contre le risque de s'égarer. Un leader ne peut à la fois incarner sa fonction et en être le commentateur étonné ou amusé, le garde-fou de sa propre dérive, être aux commandes en jouant celui qui n'y est pas.

*    *    *

Le leader gagnera donc beaucoup à protéger l'enfant et le fou dans la communauté.


Le premier qui dit la vérité,

Il doit être exécuté.

Guy Béart - La Vérité


Thierry Cammarata
ⵣ arbitrium14
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Image par Lee Murry de Pixabay 

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