Le grand méchant concept

J'échange souvent avec des managers ou des dirigeants et il n'est pas rare de les voir faire une petite grimace au moment d'évoquer un concept. La réponse est rapidement suivie d'un lapidaire : la théorie c'est bien, mais rien ne vaut le concret, la pratique

Cette maladie, la plandactionite, refuse à la fois toute forme de complexité (pourquoi perdre du temps à comprendre alors que l'urgence est d'agir) et qui place l'action au dessus de tout, même du plan (à quand un plan d'inaction?).

Le match est donc lancé : concept vs recette.


Ce match n'aura évidemment pas lieu ici, tant la majorité d'entre nous fait aisément les deux depuis au moins la fin de l'école primaire.

La peur légitime qui s'exprime est de tomber sur des théories fumeuses, inapplicables, voire ineptes dont, malheureusement, la littérature managériale n'est pas avare.

La limite toutefois de cette approche est de réduire le management à une pratique guidée par le seul bon sens presque paysan. Un peu comme si les vérités immanentes du cycle des saisons s'appliquaient aussi au travail salarié, invention de 2 siècles environ.

Concept, abstraction

L'abstraction, ou la conceptualisation (j'ai pu lire les deux), est un processus qui est généralement acquis autour de l'âge de 10 ans et qui semble, après coup, tellement naturel qu'on à du mal à imaginer qu'on puisse ne pas l'avoir, notamment les jeunes enfants.

Percevoir

Via nos sens, capter l'information. Cela semble simple, évident. Pourtant, de nombreux biais et beaucoup de bruits font que cette première étape est difficile à rendre solide.

Comparer

Distinguer des ressemblances en fonction d’un critère. C'est l'étape d'une première relativité. On crée des liens entre les choses, les informations pour commencer à construire ce qui pourra être un discours, une histoire. 

Inférer

Après avoir identifié les similarités, malgré les différences, tirer une conclusion hypothétique sur la règle de classification possible. Le but à ce stade est que la règle posée soit pertinente mais on est encore dans une hypothèse qui doit être testée. 

Vérifier son inférence

Cette similarité est-elle présente dans tous les exemples ? Sinon, nouvelle inférence et nouvelle vérification. Et ainsi de suite… D’où la nécessité d’un grand nombre d’exemples pour affiner la définition d’un concept. Ce système d'essai-erreur permet de vérifier l'hypothèse qui n'est donc pas fausse.  

Mais elle n'est pas encore vraie. La règle dégagée n'a pour l'instant été vérifiée que pour une ou quelques situations.

Généraliser

Proposer une conclusion (une règle, un principe général) et vérifier. Cette étape est la dernière. C'est à ce moment qu'elle devient valide sous la forme d'une phrase, d'un concept.

Critique du concept en management

Comme évoqué en introduction, l'idée de concept managérial est souvent critiquée et rejetée car, malheureusement, des étapes du processus sont grillées.

Deux ou trois comportements inattendus sont relevés et, sans plus de travail que cela, un mot, une expression, est créée et va connaître le succès.

Faute de définition précise, le concept se dilue rapidement et finit par disparaître dans l'essoreuse du bullshit, le concept devient alors une étiquette collée sur toute forme de situation servant à la fois de diagnostic, d'analyse, de synthèse et de plan d'action.

Un exemple récent est le quiet quitting. La démission silencieuse en français décrit à l'origine une posture de retrait d'un salarié qui se désengage de son travail pour ne faire que ce qui est nécessaire.

Cette expression a connu un succès foudroyant au sortir de la pandémie. Elle s'est trouvée au carrefour de plusieurs questions liées au travail et chacun, avec son agenda, a pu tour-à-tour brandir ou dénoncer ce concept au soutien de la perte de la valeur travail ou de la critique de la réforme des retraites. Mais déjà le quiet cutting guette…

La valeur travail est un exemple type de concept fragile comme l'a fort bien montré André Comte-Sponville lors d'une de ses conférences. Il décrit, avec une pertinence qui frise l'impertinence, que si le travail a de la valeur, il n'est pas une valeur et que donc il doit avoir un sens. 

Au soutien de son raisonnement, il appelle salaire et vacances. Si le travail était une valeur, nous travaillerions en effet sans besoin de salaire ou de vacances. Pire, nous seraient-ils proposés que nous en serions blessés. 

L'amour, l'amitié, la justice peuvent être des valeurs. Accepteriez-vous d'aimer, d'être ami ou d'être juste contre rémunération ? Chacune de ces actions, une fois rémunérée, porte un nom rarement valorisant.

Le management manque de concepts

Les errements du management actuel sont entre trop et pas assez de concepts : trop de mauvais et pas assez de bons.

Imaginons un instant que j'interroge un plombier sur son métier et qu'au détour de la conversation je lui demande qu'est l'eau pour lui. Évidemment, ni lui ni moi ne sommes en mesure de définir l'eau au sens physique ou chimique, mais le plombier en sait bien assez pour pouvoir en faire son travail.

Il m'a fallu moins de 5 minutes sur Internet pour trouver ce site. On y trouve rapidement les caractéristiques de l'eau en lien avec ce métier (sa dureté, sa pression, son débit).

Imaginons maintenant que j'interroge un manager sur son métier et qu'au détour de la conversation je lui demande qu'est le travail… Je le fais souvent. Je n'ai jamais eu de réponse. Comprenez-moi bien. Le drame est qu'ils ne le sachent pas, évidemment, mais surtout qu'on ne leur apprend jamais et qu'on n'a même pas idée que cela puisse être un sujet.

L'ergonomie est l'étude de l'homme en situation de travail, et pas seulement, comme on le pense souvent, l'étude de la forme d'une chaise, la hauteur d'un écran ou la conception du manche d'une brosse à dent. 

Lors d'un cours d'ergonomie, donc, François Hubault a posé une définition du travail comme étant (de mémoire) :

Le travail, c'est la réduction des écarts.

Dans son article Le travail de management de 2013, il évoque notamment la mutation du travail et donc du besoin en management. 

L'ingénierie industrielle a d'abord poussé à objectiver l'humain dans une approche mécaniste (voir Les temps modernes de Chaplin). 

Puis, avec le développement des services, à subjectiver l'humain sur sa capacité à reconnaître ce qui se passe et à se sentir concerné (comme le vendeur en magasin scrutant le client et jaugeant l'idée d'intervenir), sur sa capacité à comprendre ce qui se passe et agir de façon pertinente, à savoir qu'une action est pertinente dans la mesure où elle articule efficacement la singularité du "cas" à une orientation générale.

Dans le premier cas, l'engagement émotionnel est indifférent, voire rejeté (et le management peut y voir son intérêt). La personne peut même se réfugier dans ce que l'on nomme la rêverie de l'O.S., alors que dans le second, il devient une condition sine qua non de la performance. 

Or cet engagement physique, émotionnel, intellectuel, n'est pas une ressource infinie et si le management souhaite que le salarié oriente son action et l'expérience qu'il fait du réel vers la performance attendue, il est un non-sens que les techniques de management participent à son usure, voire promeuvent sa destruction.

Rapport au réel, prescription, comportement, production, performance, toutes ces notions viennent éclairer le concept de travail.

Avec ce concept et cette approche, on comprend très vite, et avec les mots pour l'exprimer, comment certaines formes de management ratent leur objet pour le malheur de tous comme, par exemple, l'inanité de la gestion du soin au chronomètre. 

Et aucune recette au monde ne pourra y remédier. 

Scientifiques ou quotidiens, les concepts servent à discriminer, c’est-à-dire à différencier les choses en vue de les traiter différemment, donc à rendre le monde reconnaissable et contrôlable au moyen de la pensée. Ce sont moins des catégories fermées à mémoriser que des unités théoriques condensées en un seul mot, et permettant de tracer des séparations au cas par cas pour juger et agir intelligemment en situation. (1)

*******

Le management est en crise et il rejoint en cela celle, plus générale, de l'autorité.

Or la crise de l'autorité n'est pas celle de l'obéissance ou du respect. L'autorité ne s'impose ou ne se rétablit pas, elle s'inspire. Cette inspiration vient du travail personnel pour grandir soi-même et de l'action permanente de faire grandir les autres.

Cela passera notamment par un travail d'apprentissage et de développement de la capacité à nager au milieu du grand bassin des concepts, bien plus que par l'agitation dans la pataugeoire des recettes.

Les concepts sont les vrais seuls outils l'intelligence situationnelle du manager.


Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles.

Emmanuel KANT


Thierry Cammarata


ⵣ arbitrium14

Tel : +33(0)768871589

Mail : thierry@arbitrium14.fr

LinkedIn : Thierry Cammarata - arbitrium14

(1) Que penser… de la conceptualisation à l’école ? Olivier Maulini, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation - 2016

Image par 51581 de Pixabay

Commentaires