Organisations : Processus vs Realité
Pour lequel travaillez-vous, la réalité ou le processus ? Ce n'est pas une question triviale. La réponse peut largement expliquer votre aise ou malaise au travail.
Il y a quelques jours, je discutais avec une formatrice formidable : Pam RAVAIL, fondatrice de Campus Angel. Je vous invite à visiter son site.
Elle me faisait part de sa frustration dans son travail au profit de l'insertion professionnelle des jeunes gens.
Intervenant en premier dans leur parcours, son rôle est d'accueillir ces jeunes gens et de brosser avec eux ce que pourrait être un projet professionnel à partir de zéro. Pour cela, elle a besoin de découvrir notamment leurs goûts, leur personnalité, leur parcours.
Son constat est qu'elle a de moins en moins de temps pour le faire et parallèlement qu'elle doit répondre des attentes de plus en plus précises.
Le résultat est qu'elle ne peut plus matériellement passer le temps nécessaire à explorer efficacement la situation de chacun.
En l'écoutant, me revient en mémoire un outil conceptualisé quelques années auparavant mais jamais encore formalisé.
Je vous propose de le faire aujourd'hui.
Comme souvent, vous aurez un sentiment d'évidence. Les grands ratages reposent sur l'oubli de ces évidences.
Réalité VS processus
1/ Reality > Process2/ Process = Process3/ Process < Reality
(Mise à jour : suite à ce court échange, elle a décidé de réorienter une large part de son activité. Cet outil lui sert de grille de lecture pour analyser et juger les processus qu'elle rencontre et redéfinir les siens)
1/ Reality to Process
2/ Process to Process
3/ Process to Reality
Que l'on peut aussi illustrer ainsi (comme images et non signes mathématiques):
- Reality > Process (R>P) : la réalité entre dans le processus avec un "entonnoir" pour y être transformée et formatée, standardisée
- Process = Process (P=P): elle est travaillée dans le canal des différentes étapes du processus pour devenir un produit fini,
- Process < Reality (P<R) : transformée, finalisée, elle se répand dans le réel.On fait rarement soi-même les 3 étapes. Généralement on en fait une voire deux. Les artisans par exemple ne font le plus souvent que les étapes 2 et 3.
De mon expérience dans les organisations, quand on est attaché au réel (étapes 1 et 3), on devient sûrement pompier ou mouton à 5 pattes.
Ces personnes se reconnaissent et forment un réseau informel particulièrement efficace car capable de penser et agir en dehors ou au-delà des procédures.
Quand ces personnes commencent à partir…
Le problème le plus fréquent ? L'externalisation de la réalité en amont ou en aval du processus.
La réalité, c'est long, ennuyeux, cher à traiter et les résultats ne sont pas garantis. Le procédé est peu efficace alors que, de son côté, le process est fluide, carré, maîtrisé, budgété.
Bref, cela entre mieux et fait plus joli dans un tableau Excel.
Ce mouvement de rejet de la réalité porte différents noms : bureaucratie ou technocratie notamment.
Attention, je ne rejette pas ces mots en block. Je dénonce ici leur dérive : l'expulsion du réel comme aboutissement du processus.
On retrouve cette distinction dans la hiérarchie, entre ceux, en bas, devant encore traiter avec le réel et ceux qui peuvent s'en abstraire, ceux dont la motivation de s'élever repose sur l'augmentation de la puissance à traiter la réalité et ceux qui cherchent à la fuir par le haut.
Regardons-les un par un. Ceux concernant le réel d'abord.
Reality > Process
C'est le point d'entrer tout processus organisationnel. Il s'agit de traiter une situation réelle qui n'aura que peu ou pas été préparée. Le client qui entre dans la boutique, le blessé arrivant aux urgences, l'appel qui arrive au standard, l'administré à l'accueil, le sinistre en assurance.
Évidement, les professionnels ne sont pas démunis et ne réinventent pas leur métier à chaque instant. Ils ont en eux, ou accessibles, des connaissances, des procédures, des protocoles, en mesure de traiter la plupart des situations qu'ils rencontrent. Mais le réel offre des surprises.
Certains services drainent vers eux des situations résiduelles qui ne relèvent normalement de leur mission mais qu'il ne peuvent rejeter (police, urgences).
Rien ne ressemble plus à une sonnerie de téléphone que la suivante.
Vous êtes dans les métiers de l'accueil, de la sécurité publique, du secours, des plateformes téléphoniques, de l'urgence, la vente, etc. Vous êtes effectivement en première ligne. Vous êtes la première personne vers qui l'objet, la personne ou le problème arrive ou vous êtes la première personne qui va vers eux. Mais peut-être aussi la dernière…
On trouve aussi l'extraction de matière première, la prospection commerciale sur des cibles non qualifiées.
Évidemment, cette réalité est rarement totalement "random". Ces situations sont parfois un peu processées. Le ramassage des ordures se fait avec les poubelles identifiées voire calibrées. C'est un point que je développerai plus bas.
Le problème de Pam, ce jour-là, est celui de toutes les politiques publiques tournées vers les plus précaires mais aussi la limite de l'intervention privée en ces domaines.
Elles ont à chaque fois pour ambition d'atteindre les plus fragiles et, par ajustements successifs, les processus finissent par ne permettre effectivement l'accès qu'aux mieux informés ou aux plus débrouillards qui, au final, ne sont plus la cible.
Contrainte par la nécessité de "sorties positives", la tentation est grande de faire entrer dans le process des personnes dont on sait qu'elles en sortiront positivement. La plus-value du dispositif alors baisse.
Process < Reality
C'est l'exact inverse du cas précédent : l'accomplissement de la mission. La réalité a été effectivement transformée après avoir été prise en compte et avoir traversé le processus. Le produit final a atteint son destinataire : le malade est soigné, le colis ou la voiture livrée.
C'est évidemment compliqué pour vous qui travaillez dans une fonction de ce genre car vous subissez le feedback de l'écart, qui peut-être important, entre la promesse du processus et la réalité finale.
Les services qui sont à cette place -j'ai bien connu les services de paie- subissent notamment l'effet filtre à gasoil. Bien qu'en bout de chaîne sur la plupart des sujet RH, ils sont en première ligne des récriminations des salariés dès qu'il y a une incompréhension sur un bulletin.
Le réel peut être exigent. C'est à vous de récupérer tous les écarts, les non-conformités précédentes ayant malgré tout franchi le processus pour présenter un travail propre et fini malgré le déraillement du processus amont.
C'est aussi l'univers du SAV (service après vente) qui traite les situations dans lesquelles la promesse du processus de vente n'est pas accomplie. Le produit est déjà défectueux. C'est le retour du réel dans un nouveau processus.
Nouveau processus car de client-chéri vous devenez soudain objet de suspicion.
De source de marge ou de bonus, vous devenez coût, encombrement.
La veille encore, le vendeur vous a gardé de longues minutes pour remplir tous les papiers pour le 4 fois sans frais et l'assurance.
Le lendemain, dans le même magasin, on ne vous connaît pas et il vous faut venir avec une preuve d'achat. Plus tard, l'objet sera irremplaçable, irréparable sauf investigation qui durera de longues semaines sans nouvelles. Vous l'avez compris, ce réel-là, on en veut pas trop.
Certaines enseignes se démarquent et c'est heureux.
Parfois, la question de l'accomplissement ou non de la mission est simplement évacuée.
Il est aussi fréquent que la pression mise sur la qualité des sorties pousse l'organisation à maîtriser ses entrées et donc à lâcher sa mission comme vu plus haut.
Process = Process
Vous travaillez dans le Process = Process quand vous traiter des situations déjà triées, qualifiées, standardisées et que, à l'issue de votre intervention, le produit de votre travail va alimenter un autre organe qui va faire sa part du travail, comme vous, avant le retour au réel.
Le modèle de l'usine ou du service administratif est utile ici pour comprendre. Le produit ou le document va suivre son parcours et vous en êtes une de ses étapes.
Dans les processus, il y a toujours une part de réel qui se glisse, ça et là, mais ce n'est pas mon sujet du jour.
Mon sujet est la propension des tenants du Process = Process d'une organisation à lui faire évacuer le réel en amont et en aval de son intervention.
- Evacuation du réel amont :
En matière administrative, c'est très spectaculaire. Vous rejetez sur la personne, l'administré, le contribuable, l'aléa de l'instruction de la demande. Les entreprises calculent et versent spontanément l'impôt, l'administration fiscale n'en est plus que le censeur.
Comme particuliers, vous n'êtes plus reçus ou aidés pour accomplir vos démarches. Vous devez prendre rendez-vous pour déposer le dossier que vous aurez préparé et qui, s'il manque une pièce ou qu'elle n'est pas celle attendue, sera rejeté. Vous pourrez toutefois revenir pour tenter une nouvelle fois votre chance.
Parfois le service crée ses propres règles. Je me souviens de cette démarche avec un certain nombre de pièces à fournir. Quatre types de justificatif de domicile étaient normalement acceptés. Renseignement pris par téléphone, le service en question n'en "acceptait" qu'un seul des quatre. Sans appel de ma part, j'aurais découvert mon infortune le jour du rendez-vous…
Rejeter un dossier non conforme est typique d'une approche Process = Process alors qu'il s'agit d'un contact direct avec le public qui relève normalement de l'approche Reality > Process.
Dans cette dernière approche, c'est au professionnel d'accueillir la situation et d'orienter, d'assister la personne dans ses choix et actions.
Je me souviens de cette scène humiliante en pleine rue d'une femme en pleurs de rage devant une CAF car, "n'ayant pas pris rendez-vous sur le site" (SIC), l'accès lui en était interdit par le vigile.
Je ne sais pas si sa situation nécessitait une action urgente. Je sais en revanche que la CAF ne le savais pas non plus car personne n'est venu à sa rencontre pour évaluer cette situation.
Le réel a été rejeté à l'entrée.
- Evacuation du réel aval :
C'est assez facile à faire.
Cela consiste par exemple à laisser le réel finir le travail, corriger les erreurs ou à transformer un but, une mission en objectifs quantitatifs. J'en ai déjà parlé.
Lutter contre le harcèlement scolaire devient : consacrer X heures pour sensibiliser Y élèves dans Z établissements.
Lutter contre le cancer devient : consacrer X millions d'euros dans la recherche, Y millions dans les soins, Z dans les actions de prévention.
Une action militaire devient : X bombes et Y actions de combat pour neutraliser Z adversaires.
Une autre façon d'évacuer le réel est donc de ne pas faire ou finir le travail. Logiciels ou produits vendus non fiabilisés, contrats d'entretien non honorés (ascenseurs), rejet du SAV comme vu plus haut.
- Evacuation du réel amont et aval :
C'est l'aboutissement de la dérive du Process = Process. C'est notamment le cas quand la réalité se trouve réduite à un nom donné par le process en question.
Le terme de SDF (sans domicile fixe) évacue la réalité aux deux bouts du processus (dans un autre domaine il y a aussi eu GAT - Groupe Armé Terroriste- notamment au Sahel. Vous en connaissez plein d'autres, j'en suis sûr).
Ainsi nommé, est évacué le côté multidimensionnel des situations (problèmes d'alimentation, psychologiques ou psychiatriques, d'addictions, de solitude, problèmes de santé, d'absence d'accès aux systèmes de soins ou d'aide, de violences subies, de formation, de travail, etc) pour ne garder que celui de l'absence de logement, le plus facile à voir.
En aval, loger la personne "remplit la mission" en perdant de vue le reste des dimensions.
C'est aussi oublier que se retrouver à la rue est aussi l'aboutissement d'un processus identifiable (bien que non formalisé) au cours duquel aucune des sécurités n'a fonctionné (perte d'emploi, du foyer, du réseau relationnel, etc). Un autre problème des processus est l'existence de trous entre eux (comme dans une raquette).
Nous retrouvons le même phénomène avec le contrôle technique dont les conditions sont de plus en plus strictes de sorte qu'un véhicule même utilisé et entretenu normalement finira par ne plus être conforme.
De plus en plus de véhicules non conformes ne le passent d'ailleurs plus (Processus) et roulent (Réalité) (source).
Idem pour les normes énergétiques des logements à louer créant un second marché de la location.
Le processus perd alors la capacité à embrasser le réel et ce dernier se développe en dehors.
Les plus attentifs auront reconnu ma marotte sur l'entropie. Plus on cherche à réduire l'entropie d'un système, par le renforcement et l'extension du Process = Process, plus on augmente l'entropie en dehors du système (Reality). La réalité échappe donc de plus en plus au processus jusqu'au jour où celui-ci tourne tout seul, sans elle.
* * *
Mon propos n'est pas de rejeter le Process = Process. Il s'agit en revanche de dire que, dans le pilotage de l'action et de l'organisation, la question du réel ne doit pas être évacuée. Elle doit rester centrale.
Le schéma complet est donc :
Reality > Process = Process < Reality
Évidemment, comme il n'y a qu'une réalité (mais beaucoup de processus…) le système boucle.
Cela ressemble alors à ceci :
Et ce que je dénonce dans ce billet peut finalement être illustré comme suit :
La réalité est le seul socle solide de toute action managériale et le sens de mon travail est de concevoir et proposer des concepts et des outils managériaux qui permettent de lire et de comprendre le réel pour y agir efficacement.
- Bonjour. Vos boussoles sont-elles fiables ?
- Oui.
- Comment le savez-vous ?
- Personne n'est jamais revenu se plaindre.
Thierry Cammarata
ⵣ arbitrium14
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