L'éléphant dans la pièce
Il y a quelques années, dans une interview télévisée (que je ne retrouve pas), Alain Bauer, interrogé sur l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire, a répondu en substance que la conclusion de ce type d'instance est toujours la même. On va découvrir que :
1/ On savait tout,
2/ On n'a pas tout bien compris.
Et on se promet de faire mieux la prochaine fois.
Fort de ce constat, le principal progrès pour les organisations résiderait dans la faculté de mettre en place des outils individuels et collectifs dont le but serait de :
Comprendre ce que l'on sait.
On retrouve cette dimension dans l'expression l'éléphant dans la pièce, qui, par hypothèse, est là mais que l'on ne voit pas (on parle aussi de mammouth).
Toute personne, toute organisation, se trouve donc confrontée à ce risque et donc à l'impératif d'y remédier.
Comprendre ce que l'on sait signifie faire les bons liens entre les informations dont on dispose.
Ne pas comprendre ce que l'on sait
Pour l'étude de ce sujet, je vous propose une approche par l'absurde. Ne pas comprendre ce que l'on sait devient alors ne pas faire de lien, ou ne pas faire les bons liens, entre les informations dont on dispose.
On retombe sur le jeu de relier les points. Je vous en ai déjà parlé dans un article consacré à un exemple de contre-manipulation.
Souvenons-nous que, par hypothèse, les infos sont disponibles. Elles peuvent être biaisées ou bruitées, mais nous le savons. La personne, l'organisation, sait.
Notre sujet du jour porte uniquement sur l'incompréhension, l'incapacité d'une personne, d'une organisation, à efficacement relier ce qui est su pour en faire une image de nature à permettre de prendre une bonne décision, d'agir efficacement.
ERREUR #01 : rechercher plus d'infos, de données
La première erreur tient à la croyance fréquente que nous manquons d'informations.
Cette erreur tient certainement au fait que notre cerveau s'est développé au fil des générations humaines dans un monde avare en informations nous obligeant à extrapoler. Comprendre le monde était alors tirer le maximum du peu d'éléments disponibles. De là vient sans doute l'idée que plus d'informations limite ce second travail.
Cela est vrai jusqu'à un certain seuil, au-delà duquel cet effort d'extrapolation, qui nous est si naturel, doit devenir un effort de traitement de l'information.
Ceci nous est bien moins naturel et implique des méthodes rigoureuses (sciences, renseignement).
À défaut de méthode, ce traitement de l'information devient une foire aux biais cognitifs (voir le complotisme).
Le risque est la dérive par focalisation. On se trouve enfermé dans ses sujets, puis dans sa vision du sujet (erreur #2).
ERREUR #02 : Oublier les sources d'infos
La plupart des informations qui nous arrivent sont éditorialisées, algorithmées, indicaterisées, powerpointisées. Bref, elles sont triées, résumées, orientées et mises en forme.
Ce travail, nécessaire, fait que l'information brute disparaît très vite pour ne laisser place qu'à sa version pré-traitée.
Le risque est la confusion entre la réalité et la source qui fournit l'information. Or, cette coupure du réel ouvre la voie à la manipulation.
Mais on peut passer sa vie à constamment tout revérifier (erreur #3).
ERREUR #03 : le dilemme de la compréhension
Décider implique d'avoir accès à une réduction valide de la réalité, une image réduite mais fidèle.
À partir d'informations, comprendre oblige à arbitrer finement entre deux stratégies que l'on peut illustrer grâce au jeu du puzzle :
- soit vous avez déjà l'image finale (avoir déjà des schémas de compréhension, des modèles, des croyances, des intuitions) et vous cherchez les pièces (informations) qui y correspondent,
- soit vous recueillez des pièces (informations) dans le but de voir si un schéma en émerge.
Tout ceci est très difficile.
Dans une approche, il faut pouvoir appliquer un modèle tout en étant capable de rester sensible à d'autres informations pouvant le remettre en cause et dans l'autre, il faut pouvoir hiérarchiser des données sans modèle de référence, même inconscient, pour produire une image fidèle de la réalité.
Les risques sont alors soit de rester avec une grille de lecture figée de la réalité, de sorte que cette dernière va peu-à-peu se décaler et devenir fausse sans que l'on s'en rende compte (croyances limitantes par exemple) soit d'avoir un tas d'informations dont on ne sait que faire.
Je ne parle même pas de l'idéologie, qui consiste à avoir un modèle pré-conçu et à ne sélectionner, voire fabriquer, que des données qui le valident.
Que faire ?
Je ne sais pas ce qu'il faut faire mais je vais vous livrer ce que je fais.
Une approche par hypothèses itératives
Des modèles, des patterns, j'en connais de nombreux. J'en ai fabriqué certains. Ce sont les outils de mon métier.
Quand je prends connaissance d'une situation managériale (par hypothèse) complexe, je n'arrive pas avec mon outils favori, pire protégé à l'INPI, mais de la façon la plus ouverte. Il s'agit de prendre des informations, creuser des points de compréhension, pour avoir une première image du problème.
Avec l'expérience, cette image prend vite forme, les premiers patterns apparaissent et appellent un ou quelques outils d'analyse.
Il est encore trop tôt pour conclure. Le questionnement se fait plus précis. Certaines hypothèses se valident, d'autres s'écartent.
Encore récemment, dans un cas précis, j'ai découvert, à ce stade du travail, un personnage central de l'histoire dont le rôle était tellement évident qu'il n'avait pas encore été évoqué, ce qui à totalement reconfiguré le pattern et donc les préconisations.
In fine, avec le client, le pattern est sur-sur-validé afin d'être bien certain que qu'il n'y a pas d'erreur ou d'oubli. Mes critères de validation à ce stade sont le soulagement qui se dégage de la personne du client et sa relecture d'événements passés, non évoqués jusqu'ici, qui prennent enfin sens grâce au schéma mis au jour.
L'un des avantages à maîtriser cette technique est d'être parfois en mesure de conjecturer l'existence d'événements passés dont le client va se souvenir et qu'il comprend enfin.
Conclusion
Les commissions d'enquête, dans leurs travaux, mettent aussi au jour le profil de personnes qui dérogent au "on n'a pas tout bien compris".
En effet, il se révèle souvent des personnes qui avaient compris mais qui n'ont pas été crues (Cassandre, auto-censure) ou dont l'action a été bloquée (arbitrage contraire ou abstention).
Toutes ces personnes qui voient la réalité mais qui n'ont pas toujours le talent ou les leviers politiques pour la faire remonter.
Ici, la culture de l'organisation et notamment la façon dont ses membres sont effectivement jugés joue un rôle majeur.
L'échange exigeant, la conversation ouverte, l'appel à un tiers de confiance, avec des personnes très différentes de nous est un excellent outils pour éviter ce risque de cécité collective.
La légitimité de toute communauté, c'est de mettre sa vérité au service d'une communauté plus vaste qu'elle : le réel.
Isabelle KOCHER
Thierry Cammarata
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