[hors série] La faute de Poutine en Ukraine

J'écris ces lignes alors que les armées russes, massées à la frontière ukrainienne depuis des semaines, ont déclenché une attaque généralisée sur des cibles dans tout le pays. Il est encore trop tôt pour en connaître l'issue.

Aujourd'hui donc, je vous propose un billet hors série compte tenu des événements tragiques en Ukraine et plus particulièrement la faute commise par Poutine.


Toute personne qui s'intéresse à la stratégie se doit de prendre en considération tous ses terrains d'application, dont la guerre. C'est d'ailleurs là que cet art est né, bien avant que l'entreprise s'en empare, enfin du mot en tout cas.

J'ai longtemps cherché une définition de la stratégie -il en existe de très nombreuses- mais j'ai décidé de retenir la suivante car elle est très simple :

La stratégie, c'est l'art de ce qui marche.

Et Poutine nous offre un cas d'école, non pas de l'erreur, mais de la faute stratégique. En effet, quoiqu'il puisse se passer, il a déjà perdu.

Il y a deux semaines, je pensais que Poutine ne déciderait pas l'invasion car le monde entier, population russe inclue, lui "tomberait sur le dos" et que les conséquences négatives prévisibles pour la Russie seraient tellement fortes que tout espoir de gain serait inférieur aux pertes probables. Et je pensais que la reconnaissance de l'indépendance des provinces séparatistes marquait un gain secondaire qui, avec le retrait des troupes, aurait soulagé tout le monde.

J'avais tort. Vous avez compris que je ne pense pas être le seul.

La faute de Poutine repose sur deux axes :

1/ La victoire n'était possible que si tout, absolument tout, se passait très bien.

2/ Un décideur dépassé par son sujet.

A la guerre, le premier mort, c'est le plan.

Cette phrase est le corolaire d'une autre : on ne voit pas au-delà de ses décisions.

Au moment de lancer les opérations, le plan est posé mais la réalité va imposer sa loi, son rythme et arrivera le moment où la question de sa conformité, ou non, au plan peut devenir sans intérêt.

Que reste-t-il du plan de Poutine dont on a compris que la chute de l'Ukraine devait intervenir dans les 48 heures de l'attaque ?

Son plan reposait manifestement sur la vitesse et la stupeur. A peine de temps de comprendre ou réagir que ce devait être fini.

En prenant une image de poker, je dirais qu'il a fait "tapis" en espérant que la dernière carte soit LA bonne.

Poutine avait, manifestement, trois objectifs dans cette affaire :

1/ Neutraliser l'Ukraine vite (annexion pure et simple, partition ou encore mise en place d'un gouvernement "ami").

2/ Scinder l'UE par des lignes de fractures internes et la découpler des Etats-Unis par le choc et la stupeur.

3/ Affaiblir l'OTAN dans le même mouvement que le 2/.

Résultat au 1er mars 2022 :

Sur le point 1/ : L'Ukraine se bat. Le coup initial a échoué et la guerre a commencé et semble partie pour durer. Cet objectif ne pourra plus être atteint que par l'horreur et la destruction de villes entières.

Sur le point 2/ et 3/ : Rapidement, l'UE et l'OTAN ont pris la mesure de la situation et ont réagi durement sur le plan économique mais pas seulement.

La Russie dit avoir anticipé tout cela, j'en doute.

Le plan initial étant donc mort et chaque jour qui passe apportant son lot de mesures de rétorsion économique, culturelle, sportive ou diplomatique, Poutine n'a donc plus que deux grands mauvais choix face à lui : tout arrêter ou finir coûte que coûte.

Dans les deux cas, il a ruiné son héritage politique de 20 années en quelques heures. Même ses plus fidèles thuriféraires ont perdu leur zèle.

Poutine semble avoir décidé de finir coûte que coûte mais l'impréparation et la désorganisation manifeste de cette offensive, sans parler du faible moral des troupes, et même si l'armée russe parvenait à réduire la résistance ukrainienne, ne fera que sceller son affaiblissement et celui de son pays. Ce sont aujourd'hui des crimes de guerre qui sont commis sur des villes ukrainiennes dans une sorte de fuite en avant macabre.

Pour le stratège, la victoire n'est pas le résultat d'un pari mais la conséquence tragique du déroulé des événements.

Qu'hubris le plus loin ?

Poutine est, dit-on, un bon joueur d'échecs et il bénéficie en Occident, qu'on l'aime ou non, d'une aura qui m'a toujours semblé exagérée. Il est isolé et décide seul, nous dit-on. C'est un homme de coups, d'action et de prise rapide rendus possibles par un terrain largement favorable et préparé. 

Rien de tout cela ici. L'Ukraine, et la majeure partie de sa population, était très opposée à ses projets. Il ne bénéficie pas d'un pouvoir en place ou d'une force politique crédible, implantée et dévouée en mesure de prendre le pouvoir et l'assaut initial semble avoir été mené sans préparation particulière de sorte de la défense ukrainienne a pu le repousser efficacement.

Depuis, une des données importantes de cette invasion est la rupture logistique des troupes. Or, comme vu ici, la logistique est essentielle.

Comment expliquer l'impréparation de ces actions alors que les troupes russes se massent aux frontières depuis des mois et ont multiplié les exercices ?

En vertu du principe "tout est normal !" (voir ici), je poserais l'hypothèse que la pression seule devait suffire à atteindre les objectifs recherchés, et, qu'à défaut, une action rapide emporterait la décision. Mais que l'absence de résultat et l'absence de porte de sortie aménagée en vue de permettre un recul sans perdre la face a pu contraindre Poutine à l'agir au-delà de son plan initial.

Pour le stratège, la pensée doit dépasser son sujet et ne pas se laisser enfermer dans un seul schéma de réflexion. Il doit donc s'entraîner à toujours penser plus grand, ce qui n'est pas un exercice solitaire.

Une action sortie de son récit

A ce stade, je précise que la communication des Etats-Unis n'a pu que contribuer à la frustration, voire la colère, dans un jeu qui ressemble à celui de la course à la falaise. Très inhabituelle, elle a consisté, et consiste toujours à cette date, à exposer très régulièrement l'état des observations et des projections de la situation, manifestement très justes des américains. J'ai retenu notamment la réponse, en janvier dernier, du président Biden à une question d'un journaliste : "Je ne sais pas si Poutine a pris sa décision, mais je pense qu'il va le faire". C'est une leçon en matière de communication de crise face à une partie jouant l'escalade.

Leçon que le Kremlin pourra mériter, lui qui est totalement privé de narratif sur le déroulé des opérations. Il n'y a rien à dire car, selon eux, il ne se passe "rien".

Oui, avoir une stratégie c'est aussi avoir une histoire, un récit à raconter. Force est de constater que les Ukrainiens, eux, en ont une qui permet de fédérer les soutiens. En ce sens, les soutiens de Poutine sont livrés à eux-mêmes sur ce plan.

L'arrogance

Au final, c'est le manque d'humilité et la peur de l'humiliation qui ont pu conduire à une telle erreur d'appréciation. A ce niveau de responsabilité, c'est une faute.

*    *    *

Durant le second conflit mondial, à Paris, Picasso a reçu la visite d'Otto Abetz, alors ambassadeur nazi. Ce dernier lui aurait demandé devant une photo du tableau "Guernica" :

- « C'est vous qui avez fait cela ? »

- « Non, c'est vous. »


Thierry Cammarata

ⵣ arbitrium14

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