Confucius et management : la nouveauté, c'est l'oubli.

Vous n'en avez pas marre ?

A longueur de magazines RH ou de réseaux sociaux pro, ce sont toujours les mêmes poncifs, les mêmes évidences présentées ad nauseam comme incroyables. Chaque mode devient "révolutionnaire" et le bullshit y prend une place considérable.

Parallèlement, dans les formations que j'anime, mes coachings et mes conversations avec mes pairs ou des managers, la loi de Pareto vient à s'appliquer : 80 % de ces échanges finissent sur une seule et même question : comment gérer son chef ? Comment lui dire que… ? Comment lui faire comprendre que… ?

Le management vit une crise profonde, incapable de trouver en lui-même l'énergie et les ressources de son adaptation.

Nous subissons le spectacle normé de la compétence à grands coups de phrases lénifiantes et dont la noblesse de l'auteur supposé est priée d'éclairer, au moins un peu, son messager de circonstance. Comme si citer Confucius conférait de facto une part de sa sagesse.

Le management fait aujourd'hui figure d'une roue qui tourne d'autant plus vite qu'elle est vide. La solution serait alors, plutôt que de chercher à tourner encore plus vite, de tourner plus lentement, voire prendre une pause, et de mettre quelque chose dedans. Alors prenons le temps.

Confucius

Kongzi [confucius] est un penseur chinois qui a réellement vécu entre le 6e et le 5e siècle avant l'ère commune [chrétienne], il y a donc 2500 ans. Il n'a rien écrit de son vivant et son enseignement nous est parvenu grâce au recueil par des disciples de phrases ou d'extraits de conversation appelé Entretiens. Il porte notamment les qualités nécessaires à la gestion des affaires publiques. Vous verrez rapidement que cela s'applique bien à l'entreprise.

Ce court ouvrage est composé de vingt chapitres qui, comme les autres écrits de cette époque, même si on peut dégager une idée générale pour chacun, peut donner une impression de désordre. Sa traduction est aussi un tour de force. Il en existe plusieurs, j'ai retenu celle de Séraphin Couvreur de 1885 (la numérotation notamment peut varier selon les éditions).

Il s'agit de rester humble dans cette démarche et d'en prendre le maximum tout en perdant ici l'espoir d'en retirer l'intégralité.

Nous allons nous centrer sur des extraits du chapitre XIII plus particulièrement consacré au gouvernement du peuple mais on trouve des pépites à ce sujet à bien d'autres endroits. Ils sont présentés dans l'ordre du livre et sans idée de classement. Si ce format plaît, je ferai une suite.

A l'image du jeu de Go, il faut une heure pour lire ce livre et une vie pour en tirer les enseignements.

Je précise que les passages sont cités in extenso et que ce ne sont pas des extraits d'un paragraphe ou d'un chapitre rédigé et articulé.

Bullshit et autres jargons

XIII.3. Tzeu lou dit : « Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
– A rendre à chaque chose son vrai nom », répondit le Maître.
« Vraiment ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette rectification des noms ? »
Le Maître répondit : « Que tu es rustre ! Un homme honorable se garde de se prononcer sur ce qu’il ignore.

Si les noms ne sont pas ajustés, le langage n’est pas adéquat. 

Si le langage n’est pas adéquat, les choses ne peuvent être menées à bien. 

Si les choses ne peuvent être menées à bien, les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissent guère. 

Les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissant guère, les supplices et les autres châtiments ne sont pas justes. 

Les supplices et les autres châtiments n’étant plus justes, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. 

Tout ce que l’homme honorable conçoit, il peut l’énoncer, et l’énonçant il peut le faire. L’homme honorable ne laisse rien à la légère. »

Ce passage montre l'importance de la clarté du langage pour le dirigeant dans la gestion des affaires. Laisser le langage dériver vers la langue de bois, le bullshit, le jargon jargonnant est au dirigeant ce que la tiédeur de l'eau est à la grenouille dans la casserole : une étape confortable qui pourtant ne présage rien de bon.

C'est l'un des premiers axes de mon action : redonner clarté, sens et poids aux mots (pouvoir, hiérarchie).

Exemplarité 

XIII.6. Le Maître dit : « Si le prince personnifie la rectitude, tout se fait sans qu’il commande ; si le prince ne l’incarne pas, il aura beau donner des ordres, il ne sera pas suivi. »

Personnifier, incarner. Confucius, à sa façon, fait déjà la distinction entre le prince, personne physique, et le Prince, fonction étatique. J'ai déjà écrit à ce sujet, je n'y reviens pas. C'est parce qu'il incarne sa fonction que le Prince (dirigeant) est suivi et non l'inverse.

Cette phrase évoque aussi l'idée de la permanence de la posture. Le chef est observé en tout temps et ceux qui le suivent sont ceux qui le connaissent le mieux.

XIII.13. Le Maître dit : « Si un homme sait se gouverner lui-même, quelle difficulté aura-t-il à gouverner l’État ? Mais celui qui ne sait pas se gouverner lui-même, comment pourra-t-il gouverner les autres ? »

L'exemplarité personnelle est aussi à rechercher. Il ne s'agit pas d'être parfait mais d'avoir l'ambition de tendre vers l'excellence. Trop de gens, devenus manager, exercent ce pouvoir comme la possibilité d'imposer leurs névroses.

Or le management est une sorte de surcouche sur notre personnalité. Toutes les fois où cela correspond à notre personnalité c'est facile pour nous, et pour le reste cela devient un travail. L'incohérence entre la posture et la personne est sans avenir.

Entraide et effet de cour

XIII.15. Ting, prince de Lou, demanda à Confucius s’il existait un adage qui puisse faire prospérer un pays. 

Confucius répondit : « Un adage ne peut avoir une telle portée. Il est un dicton : “Il est malaisé d’être souverain, il n’est pas facile d’être ministre [sujet].” Si le prince comprenait bien la difficulté de régner, ne serait-il pas sur le point de faire prospérer le pays par ce seul adage ? »

Le prince Ting dit : « Existe-t-il un adage susceptible d’entraîner la ruine du pays ? » 

Confucius répondit : « Un adage ne peut avoir une telle portée. Il est un dicton : “Je ne trouve pas d’agrément dans l’exercice du pouvoir ; si ce n’est que, quand je parle, personne ne me contredit.” Si le prince parle bien, et que personne ne le contredise, ne sera-ce pas bien ? Mais s’il parle mal, et que personne ne le contredise, n’est-il pas sur le point, par ce seul adage, de mener le pays à sa perte ? »

Vous en connaissez ?

La première phrase pose l'idée de l'entraide réciproque entre chef et subordonnés, l'idée que chacun doit agir de façon à aider l'autre à accomplir sa tâche. Ceci est le fondement de tout travail d'équipe (Voir mon article ici).

La seconde phrase porte sur les bienfaits de la contradiction, sous certaines conditions (voir ici).

Je n'en dis pas plus car, comme pour le verbe aimer, en rajouter l'amoindrit. Toute personne fait la différence entre je t'aime et je t'aime beaucoup.

Attractivité

XIII.16. Le prince de Che interrogea Confucius sur l’art de gouverner. Le Maître répondit : « Si les proches sont contents, ceux qui sont loin viennent d’eux-mêmes. »

On reconnaît facilement un bon chef : les personnes souhaitent être dirigées par lui. Nous avons une expression pour ça : voter avec ses pieds.

Il existe une croyance tenace autour du chef visant tellement l'excellence que seuls les forts résistent et que les faibles s'en vont. Non, cette approche purement exploitatrice du management est sa propre limite notamment en cas de raréfaction de la ressource.

La notion de capital humain serait plus pertinente que celle de ressource…

Recrutement

XIII.21. Le Maître dit : « Comme je ne trouve pas de disciples capables de se tenir constamment dans le milieu juste, je cherche des hommes qui sont impétueux, ou des hommes qui ont l’amour du devoir. Les premiers sont entreprenants. Les seconds s’abstiennent de [mal] faire. »

La notion de milieu juste demanderait un billet à elle seule. Retenons pour le moment qu'elle désigne ici une personnalité d'exception, c-à-d capable de comprendre et faire tout ce qui est décrit dans ce billet.

Une entreprise s'organise notamment autour de définitions de postes. Si le taylorisme a poussé au découpage des tâches vers les plus élémentaires, un autre type de poste à fait son apparition de façon bien moins formalisée dans les organisations : le mouton à 5 pattes. 

A la fois nécessaire et insupportable à l'organisation, car réponse et révélateur de ses failles, il se révèle souvent lors de son départ au travers d'une fiche de poste lunaire à laquelle personne ne réussira à répondre dans la durée.

Confucius, ici, nous conseille une approche yin-yang du recrutement (les notions existaient déjà sans encore être formalisées) en équilibrant les profils plutôt vers le yin qui accomplissent, vont jusqu'au bout, et les profils plutôt vers le yang qui initient, déclenchent.

Le dirigeant veillera à identifier sa propre tendance et à garder près de lui une personne de tendance opposée.

Formalisme

XIII.23. Le Maître dit : « L’homme honorable cultive l’harmonie et non le conformisme. L’homme de peu [vulgaire] cultive le conformisme et non l’harmonie. »

Confucius, dans le chapitre II.14 dit que « L’homme honorable aime tous les hommes et n’a de partialité pour personne [universaliste]. L’homme de peu [vulgaire] est partial et n’aime pas tous les hommes [sectaire]. »

Sans le savoir, ma fille a illustré la notion d'harmonie avec un croissant. Dans quelque boulangerie que vous trouverez en France, si vous demandez un croissant, vous aurez sensiblement la même chose. Mais, si vous faites 10 boulangeries, vous aurez 10 croissants différents, plus gros ici, plus fin là. On peut dire que la définition du croissant est harmonisée et qu'il y a la place pour l'expression du savoir-faire de chacun. Pour elle, cette multiplicité est une immense richesse.

Dans la conversation, je lui ai répondu qu'en revanche, si vous entrez dans une quincaillerie pour acheter un boulon de 12, vous serez très heureux qu'une forme de conformisme se soit imposée et que tous les boulons de 12 soient compatibles entre eux.

Ce que Confucius met en évidence ici est que pour le chef, les problèmes auxquels il sera confronté demande un sens plus aigu de l'harmonie que du conformisme, sans négliger ce dernier.

360 ° 

XIII.24. Tzeu koung demanda ce qu’il fallait penser d’un homme qui est aimé de tous les habitants de son pays. Le Maître répondit : « Cela ne prouve rien encore. » Tzeu koung reprit : « Que faut-il penser d’un homme en butte à la haine de tous les habitants de son pays ? » Le Maître répondit : « Cela ne prouve rien encore. Il vaudrait mieux qu’il soit aimé dans son pays de tous les hommes bons, et haï de tous les hommes mauvais. »

Mettre en place un système d'évaluation, c'est aussi évaluer l'évaluateur. Or, la mise en place d'une système d'évaluation à 360° vise à mettre en place et déployer une sérénité, une maturité de jugement, qu'il serait en fait nécessaire de trouver avant la mise en place de l'outil. A défaut d'un accompagnement serré, l'évaluation à 360° devient une usine à biais cognitifs qui peut rendre les résultats inexploitables -mais exploités quand même…- quelque part entre Pravda et curée.

On a le même problème avec les évaluations des formateurs.

Ce n'est pas l'évaluation qui permet de connaître les gens, c'est la connaissance des gens qui permet l'évaluation.

Mauvais chef 

XIII.25, Le Maître dit : « Il est aisé de servir l’homme honorable, mais difficile de lui plaire. Si l’on cherche à gagner ses bonnes grâces par une voie peu louable, on n’y réussira pas. Pour ce qui est du service qu’il demande, il considère les aptitudes. 

Il est difficile de servir l’homme de peu [vulgaire], et facile de lui plaire. Si l’on cherche à lui plaire même par des voies peu louables, on lui plaira. Mais, dans ceux qui sont à son service, il exige la perfection [exigences infinies]. »

J'ai travaillé sous la direction de nombreuses personnes tout au long de ma carrière et je n'ai aucun mal à faire la part de celles qui sont de la première catégorie et de celles qui sont de la seconde. C'est peut-être la même chose pour vous.

Je n'ai pas plus de mal non plus à voir que j'ai pu réussir et être épanoui avec les premières.

Confucius donne ici un guide de survie pour les personnes au service de... 

*    *    *

Merci de m'avoir accompagné jusqu'ici. Faites-moi savoir si cette exploration mérite d'être prolongée ou si, au contraire, c'est déjà trop.

Mon objectif était de commencer à montrer que la fulgurance de la pensée n'a pas d'âge ou de date. Dites-moi si la cible est atteinte.

Enfin, je vous quitte sur une citation que j'ai voulu plus légère, en chanson. Je vous propose de nous délasser avec les arts.

On ira tout en haut des collines

Regarder tout ce qu'octobre illumine

Mes mains sur tes cheveux

Des écharpes pour deux

Devant le monde qui s'incline

Octobre - Francis Cabrel


Thierry Cammarata

ⵣ arbitrium14

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Image par Peggy und Marco Lachmann-Anke de Pixabay


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